« De Père légalement inconnu »… et présumé français.
Qu’une psychanalyste travaille sur le concept de « père », voilà qui ne saurait étonner. Qu’elle y travaille à travers un roman librement inspiré d’une histoire vraie (du Réel, dans une certaine mesure) est déjà beaucoup moins répandu. C’est pourtant l’exercice auquel vient de se livrer Françoise Cloarec dans un livre fin et sensible intitulé De Père légalement inconnu (Phébus, 160 pages, 15€).
Son héroïne, Camille, petite-fille d’un mandarin annamite et fille d’un officier français, fut, comme plusieurs milliers de ses semblables, envoyée en métropole à la fin de l’ère coloniale indochinoise, sans qu’il lui fût demandé son avis. Rejointe par sa mère, qui, fidèle à son serment, ne lui livra jamais le secret de sa paternité, cette métisse laissa s’écouler un demi-siècle avant de partir pour la dernière fois à la recherche de ce père inconnu, aussi mystérieux que mythifié. Sa quête n’a rien à voir avec ses racines culturelles – elle aurait eu tout loisir de retourner sur les lieux de son enfance, au Vietnam – c’est bien celle du père qui la préoccupe. Non pour réclamer un quelconque héritage ni le moindre compte, non pour intégrer une famille au risque de la briser, mais simplement pour panser une blessure qui en avaient fait naître d’autres, combler un vide, savoir qui avait bien pu être ce « père inconnu et présumé français » tel qu’il avait été froidement mentionné dans son état civil.
En dépit du peu d’éléments dont elle disposait, la chance finit par lui sourire, incarnée par l’adjudant-chef Bastillac, archiviste passionné aux solides qualités humaines, en poste au service historique de la Défense, protégé par les murailles du Fort de Vincennes. L’enquête qu’il mènera sera décisive.
D’une plume sobre, dense, précise, Françoise Cloarec raconte l’itinéraire de Camille, de sa conception à nos jours. Elle ne cède pas aux tentations de la couleur locale, et pas davantage à l’air du temps, stupidement manichéen, qui voudrait que le bien et le mal forment deux blocs clairement identifiables, entre victime, même collatérale, du colonialisme et officier colonial dénué de cœur, décidé à fuir ses responsabilités. Loin de ces clichés, la force du roman se trouve justement, dans le sens des nuances, l’analyse des conflits intérieurs, avec, pour toile de fond, non pas vraiment l’Histoire (l’extraordinaire somme de Lucien Bodard, La Guerre d’Indochine, par exemple, ne fait pas partie de la bibliographie en fin de volume), mais cet enfer pavé de bonnes intentions que sont les pressions sociales, le regard des autres, toujours prompts à condamner les comportements qui ne respecteraient pas de prétendues conventions. Presque tous les personnages du roman, à l’exception de l’adjudant-chef, eurent à souffrir de ces contraintes. Certains ne parvinrent jamais à s’en libérer, comme le colonel Régis Delore, père de Camille qui ne prit soin d’elle qu’en secret, d’autres eurent ce courage, à l’image de Christophe, son ordonnance, qui vécut au grand jour son amour avec une « indigène ».
Loin de Sur la route Mandarine de Roland Dorgelès et du Barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras, qui offraient une vision de l’Indochine bien antérieure aux années 1950, De Père légalement inconnu est un hymne à la tolérance qui retrace une recherche universelle. En 1973 et 1974, Jacques Lacan intitula l’un de ses séminaires « Les non-dupes errent », un calembour comme il les affectionnait, autour d’un autre titre : « Les Noms du père ». Sans doute l’héroïne du roman ne fut pas dupe très longtemps du destin qui lui avait été réservé ; elle n’en erra pas moins cinquante ans avant de découvrir l’identité de son géniteur et d’aller se recueillir sur sa tombe.